Il y a des jours comme ceux-là où la routine devient exaspérante, où l'envie de nouveautés, de nouveaux frissons, de changements prend le dessus sur toute autre sensation. Des moments où l'on a juste envie de tout envoyer valser dans le décor, de partir, courir loin. Cette sorte de sensation, Cecily Setton pensait ne jamais y être confrontée. Elle avait vécu son enfance devant les flashs crépitants des photographes et autres journalistes sans se lasser, elle avait donné un nombre inimaginable d'interviews sans jamais être fatiguée, mais maintenant c'était trop. Cela faisait un peu plus d'un an qu'elle vivait à New York, elle avait longtemps eu le sentiment de ne pas être à sa place, elle l'avait toujours d'ailleurs. Elle vivait chaque jour la même routine : se lever, allumer une cigarette, faire le tour de sa chambre en regardant ses vieilles affiches de films, se préparer pour faire un tour dans New York, toujours au même endroit, le long de la Cinquième Avenue, lieu qui lui paraissait banal à force de la parcourir en long en large et en travers.
La jeune femme se rendit finalement compte que effectivement, plus d'un an était passé depuis son départ de Londres, elle avait effectué les mêmes choses, les mêmes mouvements chaque jour... Maintenant, ce dont elle avait besoin, c'était l'inconnu. L'endroit où elle se lâcherait finalement, deviendrait une autre Cecily, ou plutôt, redeviendrait l'ancienne Cecily, l'anglaise douce et ouverte.

La jeune femme se regarda dans le miroir de l'entrée, ah ça oui ! elle était belle, ses cheveux blonds étaient parfaitement coupés, mais pas à la coupe garçonne qui faisait fureur aux États-Unis, elle n'avait pas changé depuis l'Angleterre. Elle portait le même genre de robes, longues, légères, ses bijoux étaient les mêmes, des diamants à chaque oreille assortis à un collier tout aussi cher. Cecily n'avait voulu changé à aucun moment, elle voulait rester la même personne fraîche à l'extérieur, tandis qu'à l'intérieur, elle se refermait petit à petit, s'éloignant de la population qui l'entourait. Elle avait perdu sa sociabilité, s'enfermant dans cette maison, cette bulle où elle voyait seulement ses parents, ces deux êtres austères qui ne cessaient de répéter qu'elle devrait faire quelque chose de sa vie, mais la jeune femme ne voulait pas. Elle savait qu'elle était faite pour le métier d'actrice, c'était sa vie, sa passion. Cependant, elle attendait... Attendait quoi au juste ? Que quelqu'un lui tende gentiment la main en disant « Oh ! Cecily Setton ! Viens donc tourner dans mon film ! mais ça n'arrivait pas . Sa notoriété était bien moindre, voire presque inexistante à New York City.

Elle poussa un long soupir, aujourd'hui ne serait pas un jour comme les autres, elle l'avait décidé. Elle ferait quelque chose pour faire bouger, avancer sa vie. C'est ainsi qu'elle déclina l'invitation de sa mère qui lui proposait d'aller prendre le thé chez une voisine anglaise, tout comme elle refusa de se rendre avec son père chez un ami père de deux fils de son âge. C'était la première fois que Cecily opposait une telle résistance aux propositions de ses parents, ils insistèrent longuement, puis d'un regard silencieux, ils décrétèrent qu'il ne s'agissait que d'un caprice de plus et ils commencèrent tous deux à se préparer.
Une fois qu'ils furent partis, au beau milieu de l'après-midi, Cecily, telle une gamine, se précipita vers sa penderie pour observer ses différentes robes, toutes étaient longues et lui tombaient sur les pieds, ou, en tout cas, ne dépassait pas le dessus du genou. Elle respira un grand coup, sortit une robe bleue nuit trop longue, elle se saisit de ciseaux et découpa sa robe afin qu'elle soit plus courte. 
Cecily reprit son souffle, comme si elle avait été en apnée, elle avait fait un premier pas vers ce qui lui semblait être un changement dans sa vie. Tout cela grâce à un coup de ciseaux ...

Lorsque ses parents revinrent, ils retrouvèrent leur fille alitée et ne s'en soucièrent guère. À vingt et une heures, alors qu'ils allèrent se coucher, la jeune femme, vêtue de sa robe courte et d'une légère veste, considérant qu'il ne faisait pas encore trop froid quitta sa maison avec discrétion, portant ses petites chaussures plates dans ses mains.
Après avoir soigneusement évité Central Park, marché rapidement, elle entra dans le Cotton Club. Décidée, elle commença à boire plusieurs verres d'alcool, écoutant les rythmes entraînant de mélodies de jazz. Deux heures passèrent, elle se joignaient à des groupes, riait comme elle n'avait jamais rit, elle dansait sur des musiques que, dégrisée, elle n'aurait jamais aimées. Puis au bout d'un instant, un verre à la main, elle repéra un jeune homme de dos, la silhouette était élancée et paraissait séduisante. 
Cecily but une nouvelle gorgée et se dirigea vers le jeune homme : « Bonsoir, désirez-vous un peu de compagnie ? Cecily avait pris un ton suave, séducteur...

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Evpraksiya souffla une longue bouffée de fumée, admirant les volutes blancs et gris se mêler à la buée légère et savourant les bienfaits de la nicotine emplissant ses poumons. Elle plia paisiblement les feuillets de partition qu'elle noircissait depuis le début de la soirée et les rangea dans la poche intérieure de son veston d'homme avec un sourire caustique, la cigarette coincée entre ses longs doigts de pianiste. Elle prit le temps de renfoncer son chapeau afin de cacher ses traits féminins, et de jauger discrètement la jeune femme qui lui faisait face. Elle faisait, à quelques centimètres près, la même taille qu'elle et accentuait ainsi sa propre féminité. Éclatante de vie, son portrait clair et brillant au contraire même des teintes sombres de la silhouette d'Evpraksiya attirait les regards. Tous se fixaient invariablement sur la cascade blonde de ses cheveux, ondulant sur ses épaules et mettant en valeur les courbes de ses reins. Ils étaient d'un blond clair, aux reflets d'or de blé et de soleil, inspirant la lumière dans ce quartier noir. Sa peau d'albâtre accentuait encore son image angélique, soulignée par de grands yeux d'un bleu profond qui pétillaient déjà suite à quelques verres. Elle avait des traits fins, indéniablement ceux d'une femme qui connaissait ses atouts et savait en user. Elle était ce qu'Eve ne pouvait nier, surtout sous cette façade masculine ; une beauté. Elle s'attarda sur sa robe, elle bien moins travaillée que le physique que Dieu lui avait donné. L'on remarquait aisément à la forme qu'il ne s'agissait pas d'une coupe américaine en vogue, elle était bleue et sobre et ne se distinguait pas au milieu des paillettes or et argent de toutes ces femmes. Peut-être était-ce pour mettre en valeur les charmes éclatants de son visage. Après tout, qu'y connaissait-elle ? Cela fonctionnait, alors. Amusée par ses propres réflexions si peu respectueuses de son sexe, Evpraksiya porta à ses lèvres son verre d'alcool clair, avec une légère grimace et un clin d'oeil pour la belle. « Bonsoir, désirez-vous un peu de compagnie ? » L'on venait souvent ainsi l'aborder, mais jamais elle n'avait répondu autrement que par une œillade ou un fin sourire. Mais cette fille, si atypique dans un endroit comme celui-ci, était une symphonie. Elle pouvait entendre tout un orchestre s'échapper de ses lèvres et de sa lumineuse et insolente beauté, ici complètement déplacée. Les violons sifflaient dans ses cheveux offerts au vent, des clochettes s'échappaient de sa voix cristalline et alcoolisée. Les fioles de whisky clandestin déjà ingérées offraient à Eve de se socialiser, et à occulter ce qu'elle n'aimait pas dans cette société corrompue. Alors cette jeune femme, pompette seulement et visiblement de bonne famille, ne la faisait pas fuir comme elle aurait dû. 

Il était certain qu'après plusieurs verres - ou dans son cas petites bouteilles métalliques soigneusement conservées hors de vue à l'intérieur de son veston - elle n'était plus la même. Elle avait à maintes fois prouvé en nouant des relations nocturnes dont elle oubliait tout, et s'étonnait après coup. Ce soir là, cela n'était pas tant l'alcool que l'ennui, et la perspective monotone d'une soirée pareille aux autres, qui lui inspiraient une repartie nouvelle. En s'éloignant après un rictus, comme elle le faisait actuellement, elle perdait la chance d'avoir une telle compagnie pour la soirée. Elle enchaînerait les verres - ou ici les fioles d'alcool fort qu'elle conservait - et serait alors assez imbibée pour en être inspirée. Elle prendrait alors place sur le grand piano de l'estrade, signifiant à des personnalités telles que Louis Armstrong qu'il était temps de lui laisser le tabouret usé, et finirait la soirée ainsi. Quand le bar serait vidé, à des heures si indécentes qu'elles approcheraient déjà le jour, elle le quitterait à son tour, laissant derrière elle fumée, paillettes, plumes, musique, danses et brouhaha. Alors pourquoi ne pas fouetter sa routine, qui peu à peu la rendait indifférente ? 

Elle sourit à la jeune femme. Un rictus mutin et mystérieux. « Une telle compagnie ne se refuse pas. » Elle avait au maximum masqué sa voix féminine, aidée par la cigarette, l'alcool et le bruit incessant qui régnait au Cotton. « Cigarette, mademoiselle ... ? » Elle lui tendit son étui, attendant sa réponse et son patronyme. Voyons à qui elle avait réellement à faire...

Un sourire traçait son chemin vers les lèvres de Cecily, le léger redressement des commissures de ses lèvres était un mouvement qu'elle n'exécutait plus tellement lors de sa vie quotidienne. Cette habitude de sourire n'était plus vraiment d'usage depuis quelques temps, depuis son arrivée aux États-Unis. Ce sourire d'enfant sur le visage angélique d'une jeune femme de vingt sept ans ne revenait maintenant qu'à de rares occasions où l'amusement était réel et la compagnie agréable. En effet, la soirée avait plutôt bien commencé pour la jeune femme, contrairement à ses appréhensions, une fois qu'elle lâchait prise - la prise rigide et froide qu'elle adoptait généralement étant  accompagnée - elle n'était plus réellement la même. Comme si une autre Cecily se faufilait à sa place, une Cecily sans doute plus jeune, plus extravagante, plus américaine. Car oui, il s'agissait de nouveaux lieux, endroits, façons d'être, de se tenir, tout semblait changer, un monde d'adulte qui s'opposait avec toute sa dureté à l'univers enfantin du cinéma dans lequel Cecily s'était toujours trouvée quand elle était encore en Angleterre. 
L'odeur lancinante de l'alcool, de la transpiration des danseurs, des musiciens l'entrainaient dans ce monde secret et auparavant inconnu. Des volutes de fumées se propageaient dans l'air du Cotton Club. En entrouvrant simplement la bouche, Cecily avait même l'impression de tenir une cigarette entre ses lèvres fines. Ses doigts, eux, avaient tapoté sur un verre tout le début de la soirée, sans se lasser, c'est ainsi qu'elle avait écouté les diverses personnes venues à sa rencontre. Des personnages qui n'auraient jamais pris la peine de venir voir Cecily Setton. Ici, elle n'était qu'une jeune femme blonde, peut-être séduisante, mais assurément décomplexée. Car non seulement avait-elle sourit, mais elle avait aussi rit. Ses anciennes connaissances londonniennes n'auraient pas reconnu ce rire franc, sincère d'amusement, légèrement accompagné d'alcool, et à peine masqué par le brouhaha qui pouvait régner à certains instants de la soirée. La princesse de glace qu'elle avait été pendant tellement longtemps, commençait à fondre sous l'effet de la chaleur des relations humaines, laissant la place à une toute nouvelle personne, une personne que Cecily avait cherché à être. Sans se douter que c'était une fois mêlée à la foule qu'elle pouvait vraiment devenir une autre.

En cet instant, elle était assise à côté d'un jeune homme aux traits fins dont la silhouette élancée avait attiré son regard. À cet instant présent, elle lui souriait de son petit sourire en coin, ce sourire, mi-femme, mi-enfant, mutin et malicieux, un sourire de jeune femme ayant déjà bu quelques verres. Le visage du jeune homme était dans l'ombre de son chapeau, ajoutant autour de lui un aura mystérieux. Mystère accentué encore par un sourire et une repartie : « Une telle compagnie ne se refuse pas. » avait-on seulement déjà refusé la compagnie de Cecily Setton ? Mis à part suite à l'accident londonnien et à son arrivée new yorkaise, la jeune blondinette avait toujours été bien entourée par une ribambelle d'amis, plus ou moins fidèles, et de hautes relations. Parfois elle semblait être comme un soleil, car en effet, sa blondeur et la pâleur de sa peau lui permettait de rayonner au milieu des autres personnes. Elle irradiait la jeunesse, son sourire en avait déjà ébloui plus d'un.
Le jeune homme lui tendit ensuite son étui de cigarettes en demandant : « Cigarette, mademoiselle ... ? » Elle faillit lancer que l'anonymat devait parfois être le maître mot dans ce genre d'endroit, surtout pour elle à vrai dire ... Mais elle n'était plus Cecily Setton à l'instant, elle était juste Cecily, déjà surnommée Cec' par plusieurs personnes qu'elle ne reverrait probablement jamais de sa vie entière... Tout comme ce jeune homme d'ailleurs, quelles étaient ses chances de le recroiser un jour ? Quasiment voire totalement nulles, à quoi bon rester coincée ?
« Mademoiselle Cecily.» murmura t-elle simplement, prenant une cigarette gentiment proposée. « Avez-vous du feu monsieur ? Quitte à ce qu'il sache son nom, autant qu'elle connaisse le sien !
Malgré tout, malgré son envie de paraître pour une autre, Cecily était une femme de la haute société, quand elle parlait ou prévoyait de parler plutôt longuement à quelqu'un, il y avait certains détails sur lesquels elle restait curieuse : « Et sinon, que faites-vous comme métier ? » Sait-on jamais si cette personne était un réalisateur amateur ! En tout cas, entre l'humeur éméchée de Cecily et le mystère émanant du jeune homme, la soirée promettait d'être intéressante, une de celle que la jeune blondinette n'avait jamais vécue...

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« Cecily… » Attrapant son briquet d’argent dans la poche interne de son veston, Evpraksiya répéta doucement le prénom de la blonde symphonie. C’était un prénom peu commun, presque archaïque. Anglais, pour sûr. Sa sympathie pour les manières guindées et l’éducation de fer de ces Européens grandissait à chaque nouvelle lettre ou rencontre de Gabriel, elle était certaine de n’en apprécier que plus sa belle ingénue et son accent marqué. « Avec-vous du feu, monsieur ? » Avec un sourire mutin, elle acquiesça et approcha la flamme de la cigarette aux lèvres de Cecily en lui glissant un prénom hasardeux avec son accent russe le plus travaillé et distingué. « Appelez-moi Aleksey. » Elle lui glissa un clin d’œil discret, ravie de ses tours, et souffla en direction du plafond bas la fumée de sa Lucky Strike. Elle fixa un instant les volutes s’éloigner et s’effacer lentement, captivant son esprit embrumé par l’alcool. Libres. Ils erraient où le vent les portait. « Et sinon, que faites-vous comme métier ? »

La question la sortit à demi de sa torpeur indolente. Elle pouvait être tout ce qu’elle désirait, tout ce qu’elle aurait aimé être. Il suffisait d’un chapeau et d’un costume ajusté à la finesse de ses membres féminins. Hier, elle avait été entrepreneur brillant, demain elle serait peut-être un jeune et riche mafieux prêt à contourner les limites de la Prohibition. Et ce soir ? Ce soir, elle voulait briller pour ce qu’elle savait véritablement faire. Elle tourna son visage vers les grands yeux clairs de l’Anglaise et lui sourit à nouveau en inspirant une taffe de tabac. « Je compose. » Elle souffla une nouvelle fois sa fumée avec un nouveau sourire, plus large et sincère cette fois. « Je me demande ce qu’une fille comme vous fait ici. » murmura-t-elle. Elle la fixa quelques longs instants, comme captivée par les courbes fines et diaphanes de son visage, du mouvement apporté par ses boucles blondes échapées. « Attendez, laissez-moi deviner. » Elle tira longuement sur sa cigarette, sans cesser de s’attarder sur les traits de Cecily. « Personne ne sait que vous êtes ici, vous êtes venue seule. Je me trompe ? »

Elle laissa ses yeux s’attarder sur la tenue étonnante de la jeune femme, une robe bleu nuit visiblement écourtée. « Vous n’êtes pas une habituée de ce genre de soirées. Attendez. » Elle s’inclina cérémonieusement devant sa belle proie nocturne, se moquant des manières des salons qu’elle savait que la jeune femme fréquentait aussi, et lui tendit son bras. « Permettez-moi de vous accompagner pour cette danse, je vais vous montrer où l’on s’amuse le plus. » Écrasant le mégot de sa cigarette dans un cendrier à proximité, elle se releva en adressant un énième clin d’œil à sa partenaire.
C'est très court et bâclé mais faut avancer. (a)

Il répéta le nom de la jeune demoiselle, comme pour mieux se l'approprier, le retenir, elle en fut d'ailleurs flattée. Parfois, les hommes de ce genre -ceux qui étaient étranges, mystérieux- n'appréciaient guère la compagnie. À croire que Cecily était tombée sur le bon : un parfait gentleman qui lui alluma sa cigarette avec une grâce particulière accompagnée d'un sourire charmeur. La jeune femme inspira une bouffée de tabac, qui lui chatouilla la gorge, puis elle laissa la fumée s'échapper entre ses lèvres. Le moment semblait parfait : l'odeur du tabac mêlée à celle de l'alcool l'enivrait presque dans la chaleur de l'endroit qui était bercé par une mélodie de jazz, de plus, elle était accompagnée d'un jeune homme séduisant, d'origine russe probablement comme elle pût le déduire quand il répondit : « Appelez-moi Aleksey. » Enfin, la jeune femme n'ayant jamais voyagé autre part que pour aller à Paris ou faire Londres - New York, elle ne pouvait que deviner que le jeune homme venait d'un pays de l'Est, cette partie du monde où elle n'avait jamais mis les pieds. C'est donc avec un regard de petite fille qu'elle regarda le séduisant jeune homme. Oui, Cecily Setton approchait dangereusement de la trentaine, mais dans son regard brillait cet éclat qu'elle avait jadis eu à quinze ans, cette lueur intéressée, curieuse, après tout, les yeux ne sont-ils pas le miroir de l'âme ?

Elle s'était rendue compte après coup, que sa question était tombée comme un cheveu sur la soupe, une question sur l'activité professionnelle du jeune homme, alors que l'amusement ambiant était à un niveau élevé, malgré cela, Aleksey qui devait être fort bien élevé lui répondit : « Je compose. » Voilà qui était très intéressant, la jeune femme avait une véritable affection pour les compositeurs, en effet, c'était eux qui devaient retranscrire l'émotion des personnages en musique pour les films muets. Elle évita une réflexion à ce propos, elle n'était pas la Cecily Setton actrice londonnienne ici. « Aurai-je un jour le privilège d'entendre un de vos morceaux ?» demanda t-elle fortement intéressée.

« Je me demande ce qu’une fille comme vous fait ici. » À cette remarque, la jeune blonde se contenta d'un léger sourire qui se voulait mystérieux mais qui ressemblait plus à une expression de timidité. Elle inspira une nouvelle fois, cherchant ses mots pour répondre puis souffla la fumée quand elle eut trouvé. Mais il ne lui laissa guère le temps de répondre  « Attendez, laissez-moi deviner. » Cecily posa alors sur lui un regard amusé, qu'il essaie donc de lui en elle, s'il pensait y arriver. « Personne ne sait que vous êtes ici, vous êtes venue seule. Je me trompe ? » Comme simple réponse elle sentit ses joues s'empourprer malgré la poudre qu'elle s'y était appliquée avant de venir au Cotton Club. « C'est tout à fait exact.» Elle n'ajouta rien, pas de détails inutiles qui pourrait le désintéresser. En silence elle l'observait, il était vêtu élégamment, quoi qu'elle n'était guère une spécialiste de la mode masculine, elle appréciait cette façon nonchalante et mystérieuse d'être. « Vous n’êtes pas une habituée de ce genre de soirées. Attendez. » Ah ça non, elle n'y était vraiment pas habituée, mais elle était ravie d'avoir osé le faire, elle se sentait légèrement plus indépendante en cet instant, mais c'était certainement l'ambiance qui régnait qui lui donnait cette impression ... Avec surprise, Cecily vit le jeune homme effectuer une petite révérence, son esprit alcoolisé amena la jeune femme à éclater de son rire cristallin. « Permettez-moi de vous accompagner pour cette danse, je vais vous montrer où l’on s’amuse le plus. » Elle le regarda dans ses yeux sombres, totalement séduite, tandis qu'elle soufflait une dernière fois la fumée de sa cigarette avant de l'écraser lentement dans le cendrier. « Montrez moi donc ! Puisque vous êtes si sûr de vous !» S'exclama t'elle en saisissant le bras qu'il lui tendait. Elle était de plus en plus sous le charme ténébreux du jeune homme, l'alcool qui circulait toujours dans son organisme ne l'aidait pas à résister. Avant la fin de cette soirée, elle craquerait, elle le savait, elle n'en avait pas peur d'ailleurs elle attendait ce moment avec une sorte d'impatience.

i’m just a girl, a wonderful girl

i’ve got a smile, a wonderful smile

« Aurais-je un jour le privilège d'entendre un de vos morceaux ? » Eve haussa les épaules avec un sourire. Elle ne prenait que très rarement en note ses compositions hâtives, et jouait rarement devant un public autre chose qu’une improvisation ou une reprise. Il était donc peu probable que Cecily – puisque c’était ainsi que la jeune femme se désignait – ait déjà entendu ou entende un jour un de ses propres morceaux. Eve ne savait s’il s’agissait de timidité ou de peur de la critique, elle n’osait analyser son propre comportement. Si elle paraissait toujours assurée, il semblait évident que la critique acérée de son génie l’anéantirait tristement. Elle avait beaucoup trop d’orgueil pour l’accepter et l’user pour améliorer ses notes.

Cecily saisit son bras avec enthousiasme. Eve se plaisait à jouer ce rôle masculin dominant, s’amusant du danger et des rôles enfin inversés. Elle entraîna la jeune femme vers le centre de la pièce principale, où s’amassaient de nombreux danseurs électrisés, aux mouvements de Charleston fous et désordonnés. « Avez-vous déjà dansé le Charleston ? » demanda-t-elle à la jeune femme, riant presque du ridicule de cette danse qu’elle affectionnait. À l’exact opposé d’une valse sensuelle mais terriblement lente, ces pas endiablés ne vous menaient nulle part. Il s’agissait simplement de se défouler au rythme d’un jazz qui sentait l’interdit. « C’est vraiment simple. Suivez mes pas. » Elle se mit en face de Cecily, se posant comme miroir de la jeune femme, et commença quelques mouvements simples qu’elle maîtrisait à peu près, rendant sa démarche aussi masculine que possible. Elle était cependant presque certaine d’être déjà découverte – bien que le regard émerveillé de la jeune femme l’en fasse parfois douter.

Lorsque les jazzmen s’essoufflèrent, Eve, elle aussi à bout de souffle, cessa de danser et quitta la piste, entraînant Cecily à sa suite. Elle s’arrêta à une petite table, tirant une chaise pour la demoiselle, et elle s’installa en face. Elle aurait aimé, par réflexe, commander une bouteille d’un geste à un serveur quelques verres de whisky. Mais elle n’était pas au Please Don’t Tell, la Prohibition avait cours ici. Alors elle se contenta de tirer sa flasque presque vide de son veston et d’en boire une rasade avant de la tendre à Cecily. « Alors, vous appréciez l’expérience ? » Elle détailla le charmant visage en cœur parfaitement ciselé de la jeune britannique – cela s’entendait à son accent qu’elle connaissait de Gabriel. Un accent rond et haut en couleurs qui accentuait parfaitement les syllabes. Avec son visage d’angelot blond et sa beauté très d’époque, Eve pourrait parier qu’elle travaillait dans l’image. Le mannequinat, le cinéma peut-être. « Et vous, Cecily, que faites-vous dans la vie ? » demanda-t-elle, véritablement curieuse. Bien qu’elle ne représentât pas exactement la folie des Roaring Twenties, elle avait ce charme certain qu’on imaginait des jeunes femmes photographiées ou filmées. « Et si je peux me permettre, qu’est-ce qui vous amène de l’autre côté de l’Atlantique ? » Elle but une dernière rasade, terminant ainsi le contenu de la flasque, et rangea cette dernière avec une moue triste dans sa poche, espérant trouver de l’alcool pour terminer la soirée. Puis elle redressa enfin la tête, adressant un sourire mutin à Cecily au sujet de son accent.

Les yeux étaient la partie du corps de ses rencontres, qui attirait le plus le regard de Cecily, elle s'amusait à scruter les prunelles pour en déceler l'intensité, elle se rappelait sans cesse que c'était là, l'accès direct à l'âme de ses interlocuteurs, ou du moins, c'en était le reflet. Les yeux l'intriguaient particulièrement, des fois ils avaient une lueur singulière qui les éclairait, comme un diamant perdu sur la prunelle. Un jeu silencieux parvenait parfois à s'installer, un duel de regards se déclenchait et l'un devait abandonner face à l'intensité de celui de l'autre. Dans la situation présente, Cecily se noyait dans l'obscurité des pupilles de son interlocuteur, elle était séduite et ne remarquait pas la supercherie. Elle retrouvait une âme des plus naïves, elle n'était qu'une enfant à présent, une petite fille qui venait seulement d'obtenir l'autorisation de sortir sans avoir ses parents sur ses talons. Malgré cette attitude enfantine qui l'habitait, elle tentait de faire preuve d'une certaine maturité face au jeune homme, elle se voulait séductrice même si c'était elle et elle seule qui était tombée sur le charme.
Elle se réveilla de ses réflexions tandis qu'il l'entraînait aux milieux des autres danseurs et lui demandait si elle avait déjà dansé le Charleston, pour toute réponse, la britannique lui lança : “ Charle ... quoi ?” tout en lui faisant un petit clin d'œil mutin. Elle avait vaguement entendu parlé de cette danse par sa mère, celle-ci avait qualifié ces mouvements de grotesques et prohibé à sa fille de jamais les effectuer. Or, en une soirée, cette fille trop longtemps couvée et qui avait tout perdu dans son pays natal, eh bien cette fille franchissait les interdits qui lui avait été imposés par sa mère depuis son arrivée à New York.

Tandis qu'elle suivait les pas du jeune homme, qu'elle apprenait les mouvements et qu'elle riait en les exécutant, Cecily explorait une nouvelle sensation. Une sensation qu'elle n'avait jamais ressenti, la liberté. Depuis son enfance, la demoiselle avait été placée sous verre, son visage de porcelaine ne devait souffrir aucune égratignure, elle ne devait avoir aucun chagrin. Ce n'est qu'au fur et à mesure des années que la demoiselle a commencé à se sentir indépendante, elle avait emprunté le chemin qui conduirait à sa perte en pensant que c'était ainsi qu'elle pourrait être libre. Non. Cette erreur lui avait valu d'être emprisonnée dans la cage dorée de son argent auparavant gagné, échouée sur une terre nouvelle qu'elle ne désirait pas explorer. Jusqu'à ce soir-ci en tout cas.
Maintenant, elle riait à gorge déployée alors qu'elle dansait, dansait, dansait ... Ou plutôt, se trémoussait sur la mélodie de jazz qui jouaient des musiciens jusqu'à en perdre haleine. Si une de ses anciennes connaissances était passée par là, elle n'aurait assurément pas reconnu l'anciennement froide et rigide Camilla Setton. La demoiselle qui se trouvait au Cotton Club ce soir-là était ... différente.

Malgré son enthousiasme, l'essoufflement la gagnait progressivement, elle reporta son attention sur son cavalier et songea qu'il était vraiment quelqu'un d'attentionné en quelque sorte .. Les musiciens cessèrent de jouer et la demoiselle inspira profondément alors qu'elle arrêtait elle-même de danser. Son cavalier lui tira une chaise, elle l'en remercia d'un hochement de tête et le gratifia d'un large sourire, si elle avait apprécié l'expérience ? “ Croyez le ou non, cette danse permet à cette soirée de s'inscrire dans les meilleures de ma vie.” Sa respiration était toujours saccadée, elle accepta avec plaisir la flasque que lui tendait Aleksey et but doucement deux gorgées pour profiter de l'alcool, tout en en laissant pour le jeune homme, puisqu'après tout, c'était sa réserve, elle n'allait pas la lui finir. Le liquide vint doucement lui chauffer la gorge, elle appréciait cette sensation étrange que pouvait procurer l'alcool, c'était pour cela qu'elle était contre cette prohibition, elle ne supportait pas cette interdiction qu'elle jugeait inutile. Puis la conversation porte sur elle, que faisait-elle dans la vie ? Et surtout, pourquoi, elle, britannique était-elle venue ici à New York City, États-Unis d'Amérique ? “ Ma vie n'a rien d'extrêmement palpitant ... La plupart des anglais venus ici répondraient qu'ils veulent conquérir ce nouveau monde, mais ce n'est pas mon cas. Je préférerai être à Londres ... Mais je m'égare, en Angleterre j'étais une actrice mais j'ai dû ... venir ici.” Elle lança un petit sourire dont elle seule avait le secret, – normal pour une actrice me direz-vous –, un sourire exprimant à la fois le regret, la contrainte, mais aussi une joie particulière suite à la soirée qui commençait. Un sourire complexe qui se traduisait par un haussement timide des recoins de ses lèvres. Les lèvres d'une femme à moitié ivre, ivre d'avoir dansé comme un feu follet et ivre d'avoir les chatouillis de l'alcool au creux de la gorge, des lèvres qui ne manqueraient pas de s'exprimer à leur manière à un moment ou un autre, c'était certain.
“Ne voulez-vous pas sortir un peu d'ici, prendre l'air ? Il commence à faire une chaleur ici ..” Ne désirant souffrir aucun refus, la jeune femme prit les devants et se leva, tendant simplement la main vers son cavalier avec un sourire aux lèvres.