Le bureau a moitié moins d’espace que le mien. Au moins. La lumière tamisée endort mes pupilles peu à peu, et tandis que je n’écoute que d’une oreille un énième refus de me céder l’établissement de la part du propriétaire du Hurtig & Seamon’s, je laisse mon regard courir sur les divers éléments de cette chambre trop exiguë à mon goût. Les boiseries ne sont pas d’excellente qualité, je remarque quelques failles courir sur ces murs juste assez décorés pour avoir l’air moins délaissés qu’ils ne le sont. Deux fauteuils près d’une bibliothèque, non loin d’une petite table accueillant un phonographe sur lequel court un disque d’une musique jazzy, seul élément de la pièce à donner un peu de vie à l’ensemble. Je connais assez Denver, propriétaire des lieux, pour pouvoir dire que cet intérieur lui ressemble. Plutôt morne, morose, il ne voit plus la vie en couleur depuis assez longtemps maintenant. Il affiche rarement un sourire. Néanmoins, à la fin de son petit discours, et après un hochement de tête de ma part, ses lèvres s’étirent légèrement. « Voudriez-vous nous tenir compagnie ce soir ? Je vous invite à admirer le spectacle que nous offrons. » Je le connais déjà pour être resté le voir à chacune de mes tentatives pour sortir doucement ce théâtre des mains de Denver, mais j’accepte tout de même.

Nous nous installons aux premières loges, là où les paillettes brillent le plus. J’apprécie le charme de la salle que mon orgueil me fait penser être le seul apte à lui donner une réelle place dans le monde du spectacle. Depuis que je me suis mis en tête qu’il m’appartiendra un jour, je sais exactement ce que j’y ferais, ce qui y sera proposé. Tous les clients autour de nous sont des hommes et femmes de race blanche ; au beau milieu de ce quartier qu’est Harlem, je voyais en cette restriction un gâchis sans nom. J’ai, en somme, des projets pour ce lieu. Mais encore faudrait-il qu’il soit mien un jour.
Quand vient la fin de la représentation, les projecteurs s’éteignent. Je reste quelques minutes pour finir de boire un verre avec Denver en discutant de tout et de rien, jusqu’à ce que sa compagnie me lasse et que je prétexte que l’heure est tardive. Je me lève et le salue, en demandant la permission de passer par les coulisses pour dire bonsoir à ses artistes et les féliciter pour le travail de ce soir ; habitude de gentleman Anglais certainement. Derrière le rideau, je longe le couloir servant de coulisses en adressant un sourire, un signe de la main ou de la tête aux demoiselles que je croise. Aucune ne m’a véritablement tapé dans l’œil ce soir, néanmoins elles méritent d’être saluées.

J’en arrive à la sortie ; dehors, je renoue avec le froid et Harlem où résonne toujours un air de jazz de saxophone accompagné de rires et de bruyants applaudissements dans les rues. Alors je me rends compte que ce bout de New-York m’a manqué, et qu’il ne me fera pas de mal de revenir plus souvent, écouter Armstrong au Cotton Club par exemple. Je suis de ceux qui pensent que la musique et l’art en général n’a pas de couleur de peau, et que l’on blâme pour donner accès au pare-terre du Palace à toutes ces minorités tant qu’elles payent leur billet. Ma scène est ouverte au talent, et lorsque l’origine de l’artiste déplait, j’ai tendance à répondre que la musique s’entend tout aussi bien les yeux fermés. Du reste des danseurs et comédiens, je ne peux que m’incliner face au vice de notre époque et proposer des grains de peau immaculés. Je ferme les yeux et m’imprégnant de l’authenticité de cette ambiance enjouée, je demeure à la sortie des artistes le temps d’allumer une cigarette et d’en tirer une bouffée de tabac. De temps en temps, la porte s’ouvre et laisse sortir une jeune femme ou deux, auxquelles je ne fais plus vraiment attention.

Une petite voix résonne près de moi, fluette et timide. Je n’ai guère besoin d’ouvrir les yeux pour deviner qu’il s’agit de l’une des danseuses du cabaret ; la porte de la sortie des artistes s’est ouverte avant que la jeune femme ne m’interpelle, nullement besoin d’être devin pour faire le rapprochement. Forcé de constater qu’il s’agit du ton de la jeune artiste en quête de gloire ; à entendre le manque d’assurance ou de fougue qu’aurait prodigué les années d’expérience à ce timbre s’il en avait été autrement –car les rejets et les échecs forgeant le caractère font perdre cette peur d’aborder qui que ce soit au profit d’un simple détachement vis-à-vis de ces craintes- je ne peux arborer ma nonchalance habituelle. Il est si facile de froisser et se faire mal percevoir par ces demoiselles qui ont besoin de rassembler tant de courage pour ouvrir la bouche ; elles ont besoin d’être ménagées, même lorsque l’envie n’y est pas. Expirant la fumée de ma bouffée de tabac, j’ouvre des yeux invisibles dans l’obscurité de cette nuit avancée. « Lui-même Mademoiselle. » dis-je en la saluant d’un faible hochement de tête. J’observe le minois se tenant face à moi avec un léger sourire ; une silhouette frêle surmontée d’une figure en porcelaine, des vagues dorées tombant en cascade jusqu’à ses épaules étroites, un regard attirant mais fuyard –quel dommage- et une bouche voluptueuse aux syllabes hésitantes.

Elle se présente sous le nom de Juliet –et je crains que le rapprochement immédiat qu’effectue ma mémoire avec l’héroïne de Shakespeare soit un cruel manque d’originalité de ma part. Je n’en fais néanmoins pas la remarque et laisse la jeune femme continuer son discours. Je retiens un rire amusé lorsqu’elle ajoute, en la présence d’un « je crois », une hésitation ; je crois bien qu’il s’agit de la première fois que je rencontre une danseuse n’étant pas certaine d’avoir participé à une représentation, ou abordant une personnalité telle que moi sans être sûre qu’elle ait assisté à ce spectacle. Je ris intérieurement, mais l’on ne voit que mon sourire s’élargir ; impossible pour moi de le masquer, je trouve toujours ces demoiselles si attendrissantes. Sa timidité la rend honteuse de chaque mot qu’elle prononce ; toute l’obscurité de la nuit ne saurait dissimuler ses pommettes rougies par l’embarras. N’en pouvant plus, je laisse finalement un court rire m’échapper lorsqu’elle termina de rattraper des paroles dont elle était la seule à percevoir la prétention –alors qu’elles me semblaient parfaitement naturelles. Mais dans les moments où la timidité prend le dessus sur nous, absolument tous nos actes et paroles nous semblent gauches et maladroits –car ils le sont bien souvent- et le filtre de la honte se charge d’en décupler les conséquences par trois à nos yeux.

Mes doigts se posent sur ma bouche pour empêcher qu’un nouvel éclat de rire de ma part ne vienne heurter la jeune Juliet. « Toutes mes excuses. » j’articule avec un sourire gêné. Mon regard la traverse à nouveau de haut en bas, tandis que je porte ma cigarette à mes lèvres. Une part de moi désire rentrer dans l’Upper East et se reposer en vue de la journée de demain, se disant que si la demoiselle ne m’avait pas ébloui durant la représentation cela ne risque pas de changer soudainement. L’autre part est en revanche bien trop curieuse de voir ce que la jeune femme a à montrer, à apporter, et met toujours un naïf point d’honneur à donner sa chance à chacun, car si l’on dit qu’il ne faut pas juger un livre à sa couverture, il se peut que la petite voix fluette cache un réel talent. La première part prend le dessus. « Je suis navré mais je pense qu’il est un peu tard pour cela. » dis-je. Je reprends immédiatement de peur d’un malentendu ; « Je veux dire, « tard », dans le sens que l’heure est trop avancée pour cela. Je peux néanmoins vous affirmer avec sincérité que je suis certain que vous n’êtes pas une mauvaise danseuse. Je connais Denver depuis assez longtemps pour savoir qu’il sait choisir ses artistes. » Non, je ne peux pas faire preuve d’hypocrisie au point de laisser Juliet avec des espoirs naissants. J’ajoute donc, « Mais je crains, Mademoiselle Westminster, que vous manquiez encore d’expérience et d’assurance pour le niveau d’exigence du Palace. Demeurez persévérante, quoi qu’il en soit ; il se peut qu’un jour ce soit moi qui vienne vous demander une chance de vous sublimer. »