histoire

Juin 1892;
Abraham se tenait fièrement devant Rose. On aurait pu croire qu'il s'agissait là d'une scène sortie tout droit d'un compte de fée. Heureusement pour eux, c'était la réalité; c'était leur compte de fée bien à eux. « Rose Winsley. Voulez-vous me faire l'honneur de me prendre pour époux ? » avait-il demandé en posant un genoux par terre et tendant une petite bague toute simple, mais qui représentait tant. « Mais Abraham... Qu'en dirait mes parents ? Je... Ils ne savent même pas à propos de nous. » Petit silence. « Je leur ai d'abord demandé, Rose. Et ils sont d'accord. » Silence. Sourire. Baisés. Elle avait accepté. Rose avait accepté d'épouser Abraham qu'elle aimait déjà depuis un bon moment. Eux, ils allaient être heureux. Vraiment heureux. Pas comme ces gens mariés qui ne s'aiment pas ou comme ces couples qui sont ensemble que par obligation. Eux, ils étaient amoureux l'un de l'autre et c'est ce qui ferait la force de leur union.

Juillet 1896;
Lorsque le grand-père d'Abraham mourut, ce dernier avait reçu en héritage la maison et les terres du défunt. Rose et lui y avait emménagés et cela ne prit pas beaucoup de temps avant qu'une routine s'installe. Ils s'aiment toujours autant et ils se plaisaient dans leur nouvelle vie d'amoureux et d'adulte accompli. Abraham s'occupait des terres avec son père et ses frères tandis que Rose et le reste des femmes au foyer s'occupaient de la popote ou de la lessive. Après de longue discussion, ils avait enfin décidés de « fonder » une famille. Encore une fois, ils ne le faisaient pas par obligation, mais bien parce que c'était un de leur souhait. Un premier enfant, garçon, vu le jour le 3 avril 1893. De très près, son frère l'avait suivit. Rose avait ensuite poliment demandé à Abraham si ça lui posait problème d'attendre un peu avant d'avoir d'autres enfants. La précédente grossesse ayant été très éprouvante pour cette dernière, elle préférait s'en remettre totalement avant de poursuivre.

23 mai 1900;
« Monsieur Simmons ? » Une voix rauque se fit entendre dans la salle qui servait de lieu d'attente pour la famille des patients. Il se leva péniblement, posant son regard vide sur le médecin qui venait d'entrer dans la pièce. Les deux jeunes garçons près d'Abraham se levèrent aussi, par politesse. « Nous avons été confronté à un situation délicate, monsieur. Les circonstances ne nous... » « Venez-en aux faits, je vous pris. » l'a-t-il coupé, impatient. « Madame Simmons a succombé à ses blessures. Nous avons tenté l'impossible, mais sans succès. » À bout de force... Il était à bout de force. Il venait de perdre sa douce Rose. Sa belle et tendre épouse qu'il aimait vraiment. « Nous avons tout de même pu sauver la vie de l'enfant, Monsieur. Elle a mit au monde une jolie petite fille... » Le docteur fit un petit sourire, mais regretta rapidement ce geste qui se voulait rassurant. « Comment... Comment pensez-vous que je serais capable d'élever un autre enfant sans la femme que j'aime ? Comment ! » Silence. Il s'assied à nouveau sur la petite chaise en bois, posant sa main à son front... Comment pouvait-il imaginer sa vie sans cette femme qu'il aimait tant... Comment pouvait-il même s'imaginer élever un autre enfant. Enfant qui, rappelons-le, a tué celle qu'il aimait plus que tout...

Août 1908;
« Frotte ! Faut que ça brille ! » dit-il sèchement. La petite fille aux mains déjà si salle s'activa à frotter ce plancher à quatre patte. Tout en frottant, elle marmonnait des mots incompréhensibles. « Qu'est-ce que tu dis ? Hein ! » s'énerva-t-il, finissant par lui donner un coup de pied dans les côtes. Lâchant son torchon, elle leva la tête vers lui. Les yeux remplis de larmes, elle demanda timidement si après cette tâche elle pourrait aller jouer à l'extérieur. « Tu plaisantes ! Toute la maison doit briller ! Commence par ici et après tu iras à l'étage faire la chambre de tes frères ! » Une voix hautaine et une attitude désagréable, c'est tout ce qu'elle avait droit de la part de son père. Elle ne souhaitait que jouer à l'extérieur, elle. À croire qu'on ne choisit pas ce que l'on fait dans cette famille. Pourtant, elle regardait ses frères à qui la chance avait sourit, il faut croire. Eux, ils pouvaient jouer toute la journée à l'extérieur et parfois même, ils pouvaient accompagner leur père sur les terres. Est-ce qu'elle y avait droit, elle ? Non. Au début, elle avait cru que c'était parce qu'elle était trop jeune puis les années ont passés et à huit ans, elle ne peut toujours pas aller courir dans l'herbe et taper dans un ballon... Être entre ces quatre murs, c'est tout ce qu'elle a droit. La petite Isidoria se demandait aussi pourquoi il n'y avait aucune femme dans la maison... Elle savait que sa mère était décédée lors de sa naissance puisque son père ne cessait de lui mettre sur le dos. Mais... Une maison normalement constituée se veut d'avoir une femme au foyer, non ? Abraham souffrait beaucoup trop pour se remarier et pour avoir à nouveau des enfants. Bien évidemment, le pasteur de la région essayait de lui faire entendre raison, mais il est assez difficile de discuter avec lui. Il refusait même l'aide des sages-femmes qui désiraient s'occuper du nouveau-né... Sa vie, il la vit à l'envers, à contre-sens... Mais pour lui, plus rien n'a de sens alors aussi bien tout foutre en l'air. Il a perdu celle qu'il aimait. Quelqu'un doit forcément payer pour.

Décembre 1911;
« Arrête ! Arrête Joseph ! Stooooooooop ! » criait-elle sans que ses faveurs soient exaucées. Son frère lui tirait les cheveux allégrement, sans même qu'Abraham dise quoi que ce soit. Après tout, il s'en foutait bien d'elle. Elle n'en pouvait plus. Elle n'en pouvait plus d'être à la merci de trois hommes dépourvus de toute intelligence face à la situation. Depuis déjà trop longtemps, elle subissait leur colère, leur rage, leur excès... Elle n'en pouvait plus. Dans un élan de colère, elle alla frapper son frère Joseph en plein visage. « Lâche moi ! » avait-elle crié au même moment. Bien évidemment, on ne la laissa pas faire. En moins de deux, son père fut près d'elle et s'élança pour lui donner une claque au visage qui la fit tomber par terre. « Ça t'apprendra ! » Deux ou trois coups de pied dans les côtes s'en suivirent. Après cet incident, on aurait pu croire qu'elle aurait eu sa leçon, mais non. Les Simmons sont une famille de caractère et ce n'est pas parce que c'est une fille qu'elle n'en a pas hérité. Lorsque les hommes de la maison s'absentent pour leur journée de travail à l'extérieur, elle ne cesse de rêver qu'elle pourrait les battre, les maltraiter, les humilier comme ils le font depuis tant d'années. Et c'est ce rêve qui la fait tenir tête, même lorsqu'elle ne devrait pas...

Septembre 1915;
Les années passèrent et Isidoria commençait à se forger un caractère solide et prêt à surgir au moment opportun. À toutes les fois où son père et ses frères s'approchaient d'elle, elle ravalait sa salive et subissait la colère et l'humiliation. Encore. Quelques fois, il y arrivait de se demander quand les choses changeraient-elles. « Probablement jamais » se disait-elle alors, déçue. Elle voulait croire qu'ailleurs il y aurait quelque chose de mieux, de... de différent et de bon pour elle. Ce n'est pas parce que dans son foyer à elle tout est noir et terne qu'il en est ainsi pour tout les autres. Un soir pluvieux du mois de septembre, elle était à table en train d'écouter la radio qui diffusait un air de jazz encore inconnu. Le jour où son père s'est doté de cette radio, ça a été le plus beau jour de sa vie. Elle pouvait l'écouter pendant des heures lorsqu'elle faisait les corvées dans toute la maison. Elle se sentait alors connectée au reste du monde et ça lui ouvrait l'esprit vers de nouveau horizon. Bref, elle était assise à table quand son père rentra du travail. C'est étrange, mais ce jour-là, elle sentit d'avance ce qui allait se passer... Elle répliqua donc avant même qu'il prenne la parole. À quinze ans, elle prend des risques qu'elle même n'aurait jamais pensé prendre. C'est peut-être par désespoir qu'elle agit ainsi ou simplement parce qu'elle veut se battre, s'en sortir et enfin respirer. « J'ai fait la lessive. J'ai fait le ménage. J'ai ciré. J'ai repassé. J'ai plié... J'ai tout fait ce qu'il y avait à faire dans cette foutue maison. Et là j'imagine que si je te demande si je peux aller en ville tu vas me dire non en me balançant un coup à la figure et pourquoi pas, tant qu'on y est, deux ou trois coups dans les côtes comme tu sais si bien le faire ? » Elle s'était levée pendant sa tirade, regardant avec rage son père droit dans les yeux comme elle ne l'avait jamais fait auparavant. Il ne fit rien. Il ne la regarda même pas. Il monta à l'étage et elle pu rester là, silencieusement, à écouter la radio comme si de rien était. Elle n'aurait peut-être pas du croire que c'était une victoire parce qu'elle allait forcément payer... Une nuit, quelques jours plus tard... Tout le monde dormait. Sauf elle. Sauf son père. Venant dans la pièce où les lits de ses frères et le siens étaient alignés, il l'attrapa de force et lui affligea des coups violents en maudissant le ciel de sa venue. C'était à cause d'elle s'il avait tout perdu... Elle pleurait, se débattait, mais les coups se faisait si fort et si puissants qu'elle n'avait pas d'autre choix que de rester là à subir son sort. Le coup de grâce... Il lui enleva ses vêtements, se déshabillant aussi, et lui fit ce qu'un père ne devrait jamais, jamais faire à son enfant. Le lendemain matin, morte de honte, elle continuait à préparer le petit-déjeuner des hommes de la maison, faisant face aux moqueries de ses frères et au regard accompli de son père. Plus le temps passait et plus elle rêvait de s'affirmer, de dénoncer, de vivre et de s'amuser. Elle rêvait d'être ailleurs, c'est évident. Elle continua néanmoins à être soumise à son père et aux ordres de ses frères...

Janvier 1917;
« Bonjour ma p'tite dame. Que puis-je faire pour vous ? » demanda l'épicier. Dieu seul sait comment Isidoria avait pu sortir de la maison, cette journée-là. À vrai dire, elle avait travailler toute la nuit à cirer les plancher et faire la lessive, comme ça, quand les hommes partiraient pour la journée, elle pourrait partir aussi... Elle se trouvait donc face à ce gentil homme qui tenait la boutique de fruit et légume du petit village. « Je sais que c'est un peu ambitieux à demander, Monsieur Ashton, mais... Vous n'auriez pas un petit emploi à me donner ? Quelques heures par-ci, par-là ? » « Et ton père, Isidoria, il en penserait quoi si je lui disais que sa petite ville sort en ville toute seule et qu'elle vient quêter un emploi ? » Silence, suivit d'un sourire moqueur. « S'il vous plait, Monsieur Ashton. Je veux juste partir de chez moi... Si vous saviez... » Il se souvint alors de Rose, la mère d'Isidoria... Il se souvint de son enterrement, aussi minable fut-il. Il se souvint aussi du regard dur d'Abraham, les quelques fois où il l'avait vu après l'incident. Il avait toujours trouvé cela un peu étrange de ne pas voir la jeune fille de ce dernier plus souvent dans le village à trainer avec les autres femmes. Il lui fit donc un sourire sincère. « Tu seras ici chez toi, ma p'tite dame. À raison de trois dollars la semaine. Ça te va ? » Sourire. Elle était heureuse, maintenant. Avec ce petit emploi, elle pourrait partir plus tôt que prévu. Bien évidemment, le soir lorsqu'elle rentra chez elle, son père l'attendait sur le porche. « Isidoria Lorelyne Simmons ! Veux-tu bien me dire où tu étais passée ?! » Il s'approcha d'elle, lui serrant le bras pour la forcer à rentrer plus vite dans la maison. Au beau milieu de la cuisine, elle éclata. « Je suis allée en ville. Tu sais... LA ville. Là où tu m'interdis d'aller pour je-ne-sais-quelles-raison ! Sache que j'y suis allée aujourd'hui. Et j'y retournerai tous les jours de la semaine parce que Monsieur Ashton m'a offert un boulot. Tu te souviens de Monsieur Ashton, non ? Tu sais. Il était ton ami, jadis ! Puis, même si ça ne te plait pas, j'irai quand même. Tu pourras me battre jusqu'au sang, j'irai quand même ! Tu ne me fais pas peur. Plus maintenant ! » Silence. Elle s'était littéralement époumoné. Il l'avait regardé droit dans les yeux. Avec mépris, c'est évident. Mais il n'avait pas frappé. Il avait seulement dit quelques mots. « Tu as du front tout le tour de la tête, en plus d'un sacré caractère. Tu le sais ? » Puis il était monté à l'étage...

Octobre 1922;
Cinq ans s'étaient écoulés. Cinq longues années avaient passés. À tous les jours, sans exception, elle se rendait au petit kiosque de Monsieur Ashton où elle travaillait de six heure le matin à six heure le soir. À la fin de la semaine, elle avait droit à son trois dollars bien mérité qu'elle cachait hors de porté de ses frères et de son père. Elle avait subit leur colère quelques fois encore, mais jamais comme lorsqu'elle était plus jeune. Le fait qu'elle soit plus âgée faisait sans doute peur à son père. Elle savait se défendre, maintenant. Elle savait hurler assez fort pour réveiller les voisins, aussi loin soient-ils. Depuis quelques mois déjà, elle pensait à partir. Elle avait amasser suffisamment d'argent pour subvenir à ses besoins pendant au moins deux mois, ce qui n'était pas mal. Lorsqu'elle entendit quelqu'un du village dire qu'un des habitants était partis à New York pour je-ne-sais-quelle-raison, ça lui fit un petit déclic dans la tête. Depuis toute jeune, elle rêve d'être sous les projecteurs. Elle rêve de briller, de chanter, de danser, de s'éclater. Elle rêve aussi de s'exprimer librement, de faire pression, d'éloigner les préjugés... Elle rêve d'être ailleurs, simplement. New York... Pourquoi ne pas tenter ? Elle sait se débrouiller, elle sait se faire valoir alors elle n'aurait sûrement pas de mal à y être. À vingt-deux ans, je pense qu'il est plus que temps. Une nuit alors que tout le monde dormait, elle prit son sac et le remplis des quelques affaires personnelles dont elle disposait en passant par la cachette secrète pour ramasser les économies de son père. Elle quitta donc cette vie, sûre et certaine que son père et ses frères se foutraient de son départ, pour partir vers l'aventure que lui offrait New York...

Février 1924;
« Iz' ! T'es la suivante sur scène. Oublie pas d'aller voir Gab après, d'accord ? » Sourire. Elle se leva de son siège, se regardant une dernière fois dans la glace. Ce soir, c'était la première fois qu'elle montait sur la scène du Palace Theatre. Elle avait fait de nombreuses recherches pour savoir qui dirigeait se théâtre et une fois trouvé, elle le força à écouter ce qu'elle avait à dire. Déterminée comme jamais et arrivant au bout de ses économies, elle devait plus que tout avoir ce job. Elle avait du talent, c'est évident. Un talent donné, en plus. Bien des gens prieraient pour avoir une telle voix, tandis qu'elle l'a de façon innée. Au bout de deux ans à travailler dans un petit café merdique de New York, elle avait enfin la chance qu'elle souhaitait : briller sous les feux des projecteurs... Elle quitta donc la salle qui servait de loge et monta sur scène, acclamé par tout les clients snobs de la place. Bien qu'on puisse penser qu'elle a le comportement modèle, Isidoria n'a rien d'unique et de commun. Son but ultime : être différente et faire la différence. Si ce n'est pas dans la chanson et dans la danse qu'elle le fera, elle trouvera un moyen bien à elle d'y arriver...

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