histoire

sous titre ici, ptite banane

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→ PARIS, 1922.

La foire s'étale sous mes yeux. Une sorte de marché aux bestiaux, dans lequel sont rassemblés les pires monstres du continent Européen, associés aux prédateurs les plus féroces de France. Cadre, Madame Barry et sa cage aux barreaux dorés, dégueulant le luxe dans chaque parcelle de son appartement parisien. Je me lève, traversant le salon pour attraper le tisonnier, épaule posée contre la poutre de cheminée, jambes croisée l'une devant l'autre. Tige de fer grattant quelques secondes le feu, j'observe les flammes danser, le métal rougir. Le bruit d'une musique aux consonances jazz résonne dans la pièce, donnant son rythme au carnaval des animaux agglutinés les uns sur les autres. « Cigarette ? » Tiré de ma rêverie par une voix féminine, le ton railleur, mon visage se fend d'un sourire. Cigarette coincée entre mon index et mon majeur, je me penche légèrement en avant, vers la flamme tendue du briquet présenté. « Cela m'étonnera toujours, de vous voir ici à chaque dîner. » Je hausse doucement les épaules, dévisageant quelques instants la femme d'âge mur, cheveux tirés vers l'arrière en chignon ballerine. Dahlia Stenmark avait toujours eu cet air poupin, cachant des crocs acérés. Une femme du beau monde, connu sous le pseudonyme de son mari Charles Stenmark, bon à rien millionnaire, tirant sa fortune et son influence d'un héritage paternel. Si peu de personne était au courant, Dahlia était à l'origine de ces pamphlet paraissant une fois par mois dans un journal parisien. Une satyre hilarante des plus gros bonnets de la capitale. La part dorée de la ville saignait sous sa plume assassine. Bouffée de cigarette roulant le long de ma trachée, noircissant mes poumons, le penche légèrement le visage vers l'arrière pour laisser s'échapper la fumée. « Pour cette raison, qui te pousse à les inviter chaque jeudi soir. » Elle laisse entendre un léger rire, jouant avec les perles du collier que Charles lui avait offert il y a quelques jours. Son regard sonde la salle adjacente, rivé vers la table autour de laquelle les convives, semblables à des porcs en émeute se ruent sur les mets, le vin, servi par les deux domestiques. L'ego flatté par l'imbécilité de la masse. Que le peuple scande la mort des grands patrons, ces poches à vin, enfumées par les Lucky Strike. Dahlia appartient à ce monde sans en faire réellement parti, tout comme moi. Deux électrons libres, intellectuels du seizième arrondissement, errant parmi les riches. L'élite se planque parmi eux, confortablement installés sur des fauteuils de soie. Les rires gras s'élèvent dans la salle principale, autour de la table à manger. Ils sont saoules, ou presque. Les cigares sont échangés, pour marquer une énième fois la réussite de ce club fermé, ayant la main mise sur les plus grosses industries parisiennes. La principale source d'inspiration de Dahlia, renard tapis dans l'ombre, à l'affut de quelque scandale à faire éclater. Le mois dernier, elle avait dépeint Bernard Scheider, ce provincial tirant son succès dans l'industrie de luxe ; juxtaposé à l'article, une caricature du personnage. Meute de loups, charognes pourries jusqu'à la moelle. « Il paraît que tu quittes Paris pour le Nouveau Monde ? » Le Nouveau Monde, l'ironie est palpable. Et pour une fois, je ne partage pas son avis. Dahlia malgré son aspect de vipère, était extrêmement fermée face à l'influence grandissante des États Unis. Elle les voyait comme une sorte de menace vis à vis de la grandeur de sa chère patrie. Poste proposé dans une grande université new yorkaise, on avait besoin de la foule de cerveaux européens pour enseigner la philosophie au goût de souffre de l'autre côté de l'Atlantique. Armand, ami de longue date avait déjà quitté la France il y a trois ans. La vie semblait aussi douce qu'animé dans cette ville qu'il qualifiait comme le nouveau Paris. Plus jeune, plus frais. Selon lui, Paris avait perdu de son charme, s'enfermait dans une sorte de vanité empirique. Point de vue partagé, j'avais besoin de voir le neuf, caresser l'image d'un fantasme grandissant. Goûter au charme saxon. Vice du philosophe, en éternelle quête du renouveau, d'un changement des mœurs. New York semblait offrir ces charmes. Mes frères se moquaient, me traitaient d'imbécile visionnaire, aveuglé par le flambeau de la Statue de la Liberté. « Paris pleure déjà ma perte. » Sourire léger, je décolle mon épaule de la tête de cheminée, pour me laisser retomber sur un des sièges, jambe droite croisée sur la gauche. Dahlia, toujours debout face à la salle annexe, croise les bras sous sa poitrine généreuse. « Fais attention Adelstein, la prétention ne te va pas au teint. » Je roule des yeux face à ses lèvres étirées en rictus moqueur. « Il paraît que c'est très chic à l'heure américaine, la vanité à la française. » Ma décision était maintenant prise, je laissais Paris derrière moi pour prolonger ma carrière dans une nouvelle ville. La femme fronce le nez, baissant d'un ton semblable à un murmure. « Tu nous reviendras aussi pourri que mes invités du soir... Et Gauthier ? » Dernière bouffée tirée sur la cigarette, je me penche vers l'avant pour écraser le mégot dans le cendrier. « Gauthier n'est pas prêt à partir. Gauthier n'est prêt à rien. » Gauthier, l'amour d'une vie rapidement avorté. Personnage aussi éphémère que notre relation secrète. Dahlia, pour être aussi proche de lui que de moi était au courant de cette liaison entamée il y a déjà quatre années. Gauthier, cet étudiant en psychologie, obnubilé par sa réussite, aveuglé par des principes archaïques. Le départ marquait la fin de notre histoire. La connexion embrouillée, complétement crevée sous le choc de la nouvelle. Il ne voulait pas partir, aucune discussion possible. « Mais tu le sais déjà. » Dahlia se penche vers moi, caressant ma joue du revers de la main, une nouvelle cigarette non allumée déjà coincée entre ses lèvres. « Paris pleurera ta perte mon ami. » Elle se redresse, arrache à ce visage poupin un léger sourire triste avant de regagner la salle à manger.

→ NEW YORK, 1923.

Je tapote légèrement la table de l'index et majeur ; tête dodelinant doucement au son de la musique, sur l'air entraînant. Une femme noire, en robe blanche balance ses hanches en saccades, les mains levées des deux côtés de son visage maquillé chante un air jazz. Deux couples vieillissants cruellement se lèvent, dansant sans aucun raccord devant la scène. L'air est chargé d'une fumée étouffante, les bouteilles d'alcool trônent sur chacune des tables occupées par des couples, groupes d'âge différents. Une main glisse dans mon dos, et je tourne la tête vers mon ami, agrippant déjà un tabouret pour s'asseoir à mes côtés. Il se penche directement vers l'avant, pour serrer la main de Jefferson, celle de sa femme Émilie. Deux grands professeurs rencontrés à l'université de Columbia, deux universitaires aux idéaux politiques novateurs, méprisés par bon nombre de leurs collègues. Jefferson lui, est journaliste au New York Times. L'homologue de ma Dahlia disparue. « Et bien Adelstein, toujours ton spleen parisien ? » Éclat de rire de la part d'Emilie et son mari. Je pince légèrement des lèvres, aussitôt suivi par un sourire amusé. « Quiconque a déjà vécu à Paris ne peut que la regretter. » Arrivé depuis cinq mois à New York, le temps d'adaptation n'avait pas été trop long. Les marques rapidement prises, cette ville était exactement comme ce que j'avais pu imaginer. New York est une putain que l'on baise, Paris demande une cour lente. Je ne regrettais pas la Capitale qui m'avait vu naître. « Les juifs n'ont jamais su s'amuser, il passe son temps le nez plongé dans sa cocaïne et n'arrive plus à profiter des simples morceaux de musique. A l'image de Freud, il paraît que cet homme ... » Je perds le fil de la conversation, Jefferson sautillant sur sa chaise, comme si le dossier brûlait sa peau en écoutant Émilie raconter, à sa façon, les miracles de cette « nouvelle mode », la psychanalyse. ( … ) Les claps claps des spectateurs se sont éteints en même temps que le piano, et les lumières ont baissé de leur intensité. Le club n'est plus que l'ombre de cette apogée mondaine, qui l'occupait encore quelques quarts d'heure plus tôt. Une légère odeur de fumée flotte dans la salle, vide de monde. Je me tiens près du piano, une main dans la poche de mon pantalon, l'autre près de mes lèvres, à tenir la cigarette fumante. Quelques dollars glissés dans la poche du tenancier et les portes m'étaient ouvertes jusqu'au départ du dernier des employés. Coude posé sur le piano, la main libre appuie sur quelques touches, enchaînement de blancs, de noirs. Mélodie légère, je me laisse glisser sur le tabouret. Cigarette coincée entre mes lèvres, les deux mains frôlent le clavier, hésitantes. J'entrouvre les lèvres pour laisser voler la volute de fumée. La cendre s'écrase sur les touches, aussitôt chassée par mes doigts qui s'agitent sous un air de Rachmaninoff. Yeux clos, tête légèrement penchée vers l'arrière, le son du piano résonne. Dernier accord, je tends la main, appuie sur la pédale. Le son se propage jusqu'à mourir sous les applaudissements feutrés qui fendent mon visage en sourire. Je tourne légèrement le visage, découvrant l'air angélique du pianiste officiel du club. Richard Jr, contracté en RJ. Pseudonyme tant haït. « Tu es ici pour voler mon travail. » Il approche, se penchant légèrement pour capter mes lèvres. « L'idée de te voir errer comme un mendiant dans les rues de New York m'a effleurée quelques secondes. » Douce ironie. Ce gamin, âgé d'une vingtaine d'années faisait parti d'une des familles les plus influentes de la ville. Rejeton unique d'un industriel aux méthodes agressifs, il pesait quelques millions. Quelques millions sur lesquels il crachait depuis des années. Opposition non idéologique, non engagé ; il était de ce genre de personnes, qui volait les objets dans les magasins, alors qu'il aurait pu s'acheter le boulevard au grand complet en claquant des doigts. RJ était un électron libre, en décalage total avec les dessins tracés par sa famille. « Viens. » Il recule de quelques pas, me fait signe du menton de le suivre et je quitte sans regret l'ambiance étouffante de la grande salle. Escaliers grimpés à la va vite, sans un mot, RJ m'ouvre la porte, me laisse passer avec une courbette, suivie d'un monsieur et la claque derrière nous. New York s'offre entière à nos yeux. Je serre le col de mon polo contre mon cou, le regarde tourner, avancer jusqu'au bord du toit. Nos souffles s'échappe en buée blanchâtre de nos lèvres, expulsées par deux rires dingues, sans retenus. Personne ne nous verra, personne ne verra les deux hommes planqué sur le toit d'un immeuble, scrutant leur ville des yeux. RJ grimpe sur le rebord, tournant le dos au vide, écartant les bras, paumes ouvertes dans ma direction. « Descend. Tu es dingue. » Légère bouffée de panique me glace les intestins. Le funambule sur son fil tangue légèrement, secoué par la brise. « Et alors ? Peut être que je suis dingue oui. Qui s'en soucis ? » Il rit. Son cristallin, pur. J'avance d'un pas dans sa direction, fronçant légèrement les sourcils, mes yeux quémandent l'exécution de l'injonction étouffée. Il lève légèrement une jambe, le gamin jouant à cloche pied avec la vie. « Je veux qu'on nous voit. » Je secoue doucement le visage, mordillant ma lèvre inférieure, yeux toujours fixés sur sa silhouette chavirant comme un défit. « Pour finir sous les barreaux, jugés malade, hors la loi ? » RJ se penche vers l'avant, battant l'air de ses paumes ouvertes. Il continue à rire, à me provoquer du regard. « Vivant. Pour être enfin vivant Samuel. » Vivant, libre, les mots qu'il avalait comme une rasade d'alcool, les mots qu'il scandait comme une offense à ce monde, comme la plus belle des poésie interdite. Langue qui vient se placer contre mes dents, je laisse entendre un soupir. Un enfant, voilà tout ce qu'il est. Il tangue de nouveau, je tends la main par réflexe. « Ne soit pas stupide. » Sans réponse. Je hausse doucement les épaules, laisse ma main retomber contre ma cuisse. « Très bien, soit stupide. » Léger mouvement de poignet, je tourne les talons, prêt à retourner dans la salle principale, le laisser chuter s'il le souhaite tellement. « Tu sais quoi Samuel ? Tu n'est qu'un lâche. Tu as les idées, le grand visionnaire … Mais tu ne tentes rien, tu restes bien planqué derrière ta montagne de bouquins, à l'abri derrière les conversation intimistes avec tes pseudos amis aussi lâches que toi. » Sa voix s'élève, effrontée dans mon dos, en même temps que le bruit de ses pieds claquant sur l'asphalte. En quelques secondes, il se retrouve face à moi, sa main posée sur ma nuque. Un lâche. La chaleur de ses lèvres sur les miennes me pétrifie, et la brûlure demeure quand il se détache, fuit dans un nouveau rire ce toit. Chroniques de deux névrosés.

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