histoire

sous titre ici, ptite banane

Ella L. Carter a eu une enfance irréprochable. Du moins, passé un certain cap.
De sa naissance à ses 15 ans, Ella a fait vivre l’enfer à sa famille – famille des plus respectables soit dit en passant - qui n’avait certainement pas mérité cela. Ella était turbulente dès sa plus tendre enfance, puis elle est devenue insolente et effrontée, voire même rebelle. Elle tenait régulièrement des sortes de discours grandiloquents sans queue ni tête pleins de panache et surtout de ridicule, sur la beauté de l’être, des émotions, sur les raisons pour lesquelles les convenances qui brident les passions humaines la révoltaient. Elle n’avait absolument aucun sens de l’étiquette, ou plutôt elle en avait un, exacerbé, qui lui servait à renier absolument tout ce qui pouvait s’approcher de près ou de loin à un comportement civilisé. Bref, une calamité. Sans parler de la petite réputation qu’elle commençait à se bâtir et qui éclaboussait directement les Carter.
Puis il y a eu l’accident. Le vieux jardinier avec qui Ella passait ses soirées à déblatérer les inepties révolutionnaires que j’ai mentionnées a été retrouvé mort dans sa cabane, une sorte de crise cardiaque… Selon les Carter. Passée une certaine colère très temporaire, Ella a alors changé du tout au tout. Elle s’est mise à se faire appeler Lucy (son deuxième prénom) auprès de la famille, a enfin laissé pousser ses cheveux, a accepté de suivre les conseils vestimentaires de sa mère (du meilleur goût par ailleurs), s’est rapidement attaché quelques prétendants tenaces en adoucissant son caractère. Personne ne sait, toutefois, pourquoi elle refuse qu’on évoque le vieux jardinier devant elle.
A partir de ce moment, Lucy a été la plus rayonnante de toutes les étoiles londoniennes. De ses 15 à 25 ans, elle a fait tourner tellement de têtes que même les jeunes filles ne la voient plus comme une rivale mais comme un modèle. Et elle a rencontré William, qui n’a pas tardé à la fiancer. Il faut dire qu’ils étaient faits l’un pour l’autre : si quelqu’un est aussi raffiné (et puissant) que Lucy, c’est bien William.
Sur un coup de tête, Lucy a décidé de rendre visite pendant quelques mois à son parrain de l’autre côté de l’Atlantique. Folie qui lui a rapidement été passée grâce à sa réputation et son comportement irréprochables.

Test RP

3h25. Autant dire le début de la soirée, dans un dîner de ce genre. Il va encore falloir converser, fumer, rire, charmer surtout, pendant quelques heures. Non pas que l’intention ne soit pas louable ; c’est certainement sympathique d’organiser un dîner d'adieu juste avant mon départ pour New-York. Dommage que le tout soit solidement ancré sur un fond de « dernière chance de montrer que les meilleures soirées sont à Londres », de « tentative de la faire boire assez pour qu’elle se laisse aller sous prétexte d’atmosphère festive », et simplement de « une excuse de plus pour médire, de tout et de tout le monde. » Jusqu’ici, l’illusion est parfaite, comme d’habitude. J’ai mis ma robe la plus précieuse, tout en forçant sur le maquillage pour compléter mon allure d’élégance inconséquente.
Je crois que quelqu’un me parle, je n’en suis pas très sûre. Il y a comme toujours ce sourire à la fois vague et unique sur mes lèvres, qui me permet de contourner les conversations particulièrement vides. De toute façon je ne l’entends pas, mon ouïe est HS, tous mes sens sont brouillés, car dans ma tête je suis à New York. New York… Plus qu'une journée d'attente, et je partirai. Enfin seule dans la foule. Une fois sur place, j’y retrouverai mon parrain, Oliver, que je n’ai pas revu depuis… Depuis l’Accident. La cohabitation devrait se faire sans encombre, puisque je suis devenue exactement telle qu’il m’a façonnée, ce soir là. Le parrain blagueur s’est révélé bien plus cynique qu’il ne le montrait, et m’a très clairement fait comprendre où étaient mes intérêts : garde le feu pour toi, montre la glace Ella. Et Lucy est née.
- « Eh Lucy ! Tu m’écoutes quand j’te parle ? »
Mon cœur a manqué un battement, me voilà durement rappelée à la réalité. Sean, bien sûr. Ce garçon devrait participer à des concours de lourdeur, si ce n’est de grossièreté.
- « Je suis désolée. » Le masque est de retour. « Je me disais que vous alliez tous énormément me manquer pendant mon voyage. » Sourire ravivé, quelques étincelles au fond des yeux, mon visage est parfait à nouveau.
- « C’est à cause du vieux que tu veux partir ? » Il aboie, empeste le vin, a l’œil vitreux et les gestes mal-assurés. Génial.
- « Sean, je ne sais pas de quoi tu parles, mais tu ne crois pas qu’il serait temps de rentrer chez toi ? Peut-être que tu pourrais partager un taxi avec Bernadette puisque vous allez dans la même rue…
- Le vieux, le pervers. On m’a tout raconté. »
Je tressaille. Un long frisson remonte lentement vers ma nuque. Il ne vient pas de dire ça. Le feu revient, depuis longtemps endormi, fait flamber les étincelles de mes yeux, déforme mon sourire, rougit mes joues.
- « Je n’aime pas parler de ça. »
Je vais exploser. Je ne pourrai plus me contenir longtemps, la lave a besoin de se déverser.
- « Allez Lucy ! Dis-nous la vérité, pour une fois. Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? » Il tapote ma tête.
- « Je n’y tiens pas. Tu as vraiment l’air fatigué, tu devrais rentrer.
- Arrête ça ! Je ne suis pas fatigué, et tu n’es pas si coincée que tu ne le montres, alors vas-y, lâche-toi un peu ! »
C’est trop tard. Le feu a repris le dessus. La glace fond inéluctablement, jusqu’à ce que mon regard tombe sur le foulard de Sean. Il est de valeur, de grande valeur. Suffisante pour me rappeler que je ne veux pas me montrer grossière devant cette assemblée, composée des plus anciennes fortunes londoniennes. Le feu pourtant, ne veut pas reculer. Je décide d’opter pour un compromis avec moi-même. Le feu prendra le contrôle, la glace maintiendra les apparences.
- « Maintenant, Sean, tu vas te taire. Tu vas cesser d’écarquiller les yeux comme un abruti, fermer la bouche parce que tu n’es pas un poisson, et me faire un gentil sourire. Ensuite, tu vas dire bonne nuit à la volée, et tu vas t’en aller. Tu vas dire que cette soirée était un délice, que tu es ravi, et qu’il te tarde de te retrouver en ma compagnie à mon retour de New York. Tu m’as bien comprise ? »
J’ai chuchoté, la main durement appuyée sur son entre-jambe. Il a peur et mal. Suffisamment pour devenir bon comédien, et exécuter chacune de mes demandes. Le tout a été ponctué de quelques rires, d’une apparente légèreté qui amèneront mon entourage à me complimenter sur cette nouvelle amitié que j’ai liée avec Sean.
Les apparences sont sauvées.

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