histoire

Le bonheur, c’est avoir une bonne santé et une mauvaise mémoire

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L’appartement semblait encore plus petit que la première fois où Eileen l’avait visité, et encore plus sombre également. La poussière régnait en maîtresse sur les quelques meubles qu’il y avait ; le lieu était resté désert pendant cinq longues années. Suite au décès de ces précédents occupants, personne n’avait voulu le louer, de peur d’être hantés par les fantômes des anciens propriétaires. Mais Eileen n’avait pas eu le choix de refuser un appartement sur des critères aussi futiles. Jeune institutrice, elle ne gagnait pas beaucoup d’argent, et cela limitait considérablement ses critères de location. Peu importait que l’endroit soit petit, hanté ou dans un mauvais quartier, elle prendrait ce qu’elle trouverait. Et elle avait trouvé cet appartement, dans le Queens, un peu loin de son Harlem natal où vivaient ses parents, mais elle n’avait pas le choix. Il lui fallait un logement avant la rentrée, et celui-ci était le moins cher qu’elle avait trouvé.
Après avoir ouvert les rideaux pour faire entrer de lumière, Eileen s’était assise sur le sofa encore recouvert de tissu d’emballage. Elle s’était prise la tête dans les mains, et avait commencé à penser à son parcours. A ce qu’elle avait traversé dans sa vie, ce qu’elle avait sacrifié pour arriver à où elle était aujourd’hui.

Elle pensa à la chance qu’elle avait eu de tomber dans une famille aimante. Fille unique par choix commun de ses parents, elle avait reçu de l’amour de ses deux parents, de l’amour comme il était rare d’en trouver dans ces années-là. Son père aurait fait n’importe quoi pour sa fille, pour la protéger, pour l’aider. Il ne faisait pas partie de ce qu’on appelait ‘intellectuels’ mais il avait essayé de transmettre à sa fille l’intérêt de l’éducation, de la lecture, de l’arithmétique. Il lui avait également transmis les valeurs manuelles, la débrouillardise, lui avait appris à avoir un peu de jugeote comme on dit. Son père était un homme admirable si vous lui demandez. Elle vous dira, et c’est vrai, qu’elle n’a jamais rencontré d’homme meilleur que lui. Il ne la jamais déconsidérée, rabaissée ; il a toujours écouté ses avis, ses questions. Bien sûr, il lui arrivait de se mettre en colère, mais même dans ces moments-là, il n’avait jamais eu un mot ou un geste violent envers elle, ni envers sa femme. C’était l’un des rares hommes qui considéraient les femmes pour ce qu’elles étaient, des êtres humains. Sa mère était une femme remarquable également. Elle n’avait jamais travaillé, et étant issue d’une famille aisée, elle avait pu bénéficier d’une éducation convenable. Elle avait hérité d’une somme importante au décès de son père, mais elle s’en était servie pour aider sa mère, malade, avec des soins qui lui avaient couté vraiment cher. Elle avait été mariée à l’âge de seize ans à un héritier anglais qu’elle n’aimait pas. Mais à cette époque, le manque d’amour n’était pas une raison valable pour ne pas se marier. Colérique et consommant énormément d’alcool, il battait souvent la jeune fille qui avait fini par fuguer pour se réfugier chez un homme qu’elle avait rencontré quelques jours auparavant. Cet homme deviendrait son nouveau mari quelques temps après. C’est pour cela qu’Eileen n’avait jamais été mariée. Ses parents refusaient de la donner au premier riche venu, juste pour de l’argent. Elle était consciente pourtant qu’être toujours seule à son âge faisait de la peine à ses parents, car les gens avaient une mauvaise opinion d’elle de ce fait.

Elle pensa ensuite aux rêves qu’elle nourrissait. Ils étaient tous en rapport avec le monde. Elle voulait le découvrir, le changer. Utopiste comme beaucoup de jeunes de son âge, elle ne se sentait pas à l’aise dans cette société où tout semblait écrit d’avance. Où la liberté était prohibée, au même titre que l’alcool. Où les femmes faisaient partie du sexe faible, et ne pouvait presque rien faire contre ça. Où les personnes de couleur semblaient être des monstres. Elle voulait changer les mentalités, et montrer aux anciens que la société qu’ils avaient bâtie était améliorable, qu’il fallait seulement qu’on les laisse essayer. Elle voulait inculquer ça aux générations futures, à travers son métier d’institutrice. Elle voulait voyager aussi, mais elle savait qu’elle avait besoin d’argent pour cela, et qu’il était dur à gagner. Elle trouvait ça injuste ; une vie dépendante de quelques bouts de papier. Elle pensait qu’elle ne pourrait certainement jamais réaliser ce voyage autour du monde ; jamais elle n’irait dans ces contrées exotiques ; jamais elle ne rentrerait de France les bras chargés de nouvelles robes, de nouvelles étoffes.

Et puis elle pensa au cinéma. Le seul moyen qu’elle avait de rêver, pour un prix plus abordable, bien que toujours relativement cher. Ses parents l’aidaient financièrement du mieux qu’ils pouvaient, et c’était grâce à eux qu’elle pouvait s’évader l’espace d’une petite heure dans une salle sombre, où seuls la musique et les rires des spectateurs faisaient écho. Elle avait grandi avec Lilian Gish, Mary Pickford, George O’Brien, et ne se lassait pas d’aller voir les films qui sortaient. Un jour, elle avait entendu deux hommes parler, et avait été très intéressée par leur conversation. La raison ? L’un d’eux était convaincu que le cinéma allait être parlant dans peu de temps, parce qu’il « était impossible d’ignorer toutes les prouesses techniques qui étaient faites dans ce domaine ». Eileen imaginait sans cesse ce que cela donnerait. Au début, elle avait pensé que c’était impossible, et puis elle s’était qu’après tout, animer des images avait dû sembler impossible au départ également, et pourtant ça s’était réalisé… En tout cas, si quelque chose d’aussi révolutionnaire que le cinéma parlant était fait, elle voulait être dans les premiers à le voir !

Voilà à quoi Eileen avait pensé, assise sur son sofa, dans cet appartement qui bien que petit lui semblait immense, puisqu’elle y vivait seule. Elle se releva, et commença à nettoyer la salle principale, pour pouvoir déballer ses cartons le plus rapidement possible. Sa nouvelle vie commençait, une nouvelle vie qu’elle se sentait prête à affronter, malgré l’absence de ses parents. Elle avait décidé de poursuivre ses rêves, et de s’occuper du plus important : trouver sa place dans ce New-York des années 20.

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