J’aime le froid. Je ne suis pas masochiste pour autant. Mais j’aime sentir cet air glacé passer dans mes poumons, le frisson intérieur qui me parcourt à chaque fois. Autant dire que j’affectionne l’hiver plus que toute autre saison. La neige, la trace des pas s’enfonçant dedans, le ciel gris perle, parfaitement dégagé, laissant voir un soleil des plus radieux, le vent s’engouffrant dans les cheveux, les manteaux. Même les arbres dénués de toute feuille semblent plus poétiques, plus beaux une fois recouverts de cristaux blancs. J’ai l’air drôlement naïf quand je parle de ma vision de l’hiver, on pourrait me comparer à un gosse, des étoiles plein les yeux et un sourire béat aux lèvres. Je crois que cela en amuse plus d’un. Ou dans le cas présent, plus d’une. « Monsieur Johnson ! Parlez-nous de l’hiver ! » Je souris, je rougis peut-être même un peu. Une coupe à la main, je commence à secouer négativement la tête. Mais Phyllis, ma sœur, me prend par le bras, renverse ma coupe et m’attire vers ces demoiselles. « Oui, Eugène, parles-leur de l’hiver ! » Je lui jette furtivement un regard noir –elle sait pourtant parfaitement que je ne supporte pas qu’on m’appelle Eugène !-, avant d’avoir l’air le plus aimable au monde face à mes invitées. En une fraction de seconde, j’affiche un large sourire. J’ouvre la bouche, pour commencer à parler, mais adresse un coup de coude à Phyllis. Elle me le rend, comme je l’avais prévu ; j’exagère le geste, et renverse ce qu’il reste de ma coupe sur l’une des jeunes femmes. « Je suis confus, quelle maladresse ! Laissez-moi aller vous chercher de quoi sécher cela. » Un clin d’œil à ma sœur ; je suis le vainqueur. Et ni vu, ni connu, je m’esquive hors de cette horde de… clients. Ne comptez pas sur moi pour revenir avant le début de la représentation. Elles m’auront oublié, d’ici là.

Grand moment de libération lorsque je mets enfin le pied dehors. Laissez-moi respirer, mon dieu. Enfin, respirer… Tout est relatif. Je sors mon paquet de Lucky Strike, avec un geste aussi naturel que marcher dans la rue, et porte une cigarette à mes lèvres. Je l’allume avec ce Zippo absolument hors de prix que la femme du procureur m’a offert le mois dernier. Prenez note, je n’ai rien contre ce genre d’attentions. Ce n’est que lorsque je lève enfin les yeux que je remarque que la nuit est tombée. Je regarde les quelques étoiles que j’y trouve, en inspirant un grand coup. Voilà qui est mieux. Mon regard glisse sur les alentours. Broadway est toujours particulièrement animé à cette heure-ci. Et pour le reste de la nuit. Des files d’attente partent de tous les théâtres, des voitures klaxonnent de toutes parts. Quelques clients retardataires passent près de moi et entrent dans le Palace. Je leur adresse un vague sourire, avant de retourner à ma rêverie. Lorsqu’ils seront tous dans la salle, je rejoindrai à mon tour mon balcon. Ce soir, l’envie d’écouter la puissante voix de Tucker s’est fait ressentir. Oui, pour une fois, je ne retournerai pas à mon bureau pour m’occuper de la paperasse. Quel patron indigne je fais, tiens.

Une silhouette face à moi n’a pas bougé depuis les quelques minutes. Intrigué, je fais un pas en avant et manque de me faire heurter par un couple de passants. Je bafouille des excuses, j’ai l’air ridicule. Je soupire, pensant que ma maladresse me perdra un jour. Mais pas ce soir. « Hey, vous. » La classe pour aborder quelqu’un dans la rue, je vous l’accorde. Je m’aventure à nouveau sur le trottoir, sans créer de casse cette fois-ci, et j’arrive enfin au niveau de la jeune fille. « Mary, c’est bien ça ? » Ce n’est pas la première fois que je la vois, loin de là. Mais seulement la seconde, ou peut-être la troisième fois, que je lui adresse la parole. Tout ce que je sais d’elle, c’est son nom, et le fait qu’elle reste plantée là sans jamais entrer à l’intérieur. « Toujours pas décidée à entrer ? Il fait froid, ce soir. » C’est loin d’être discret, comme invitation. Mais mon sourire trahit le fait que je ne cherche pas la subtilité.

Mary enfouit son visage dans son grand manteau. Ce soir-là, il faisait terriblement froid. La neige était tombée et recouvrait les pavés de quelques petits centimètres. Elle aimait la neige. Elle trouvait cela si beau, si pure. Enfant, elle adorait jouer dans la neige. Plus encore que de se baigner dans un lac ou rester au soleil en plein été. Elle supportait mal la chaleur. Tout le contraire de sa mère qui restait enfermée l'hiver et sortait beaucoup l'été. Elle toussa légèrement et s'arrêta devant un grand bâtiment: The palace theatre. Ce n'était pas la première fois qu'elle venait. Elle reconnaissait même quelques visages familiers. Comme cette jeune femme, aux robes toujours brillantes, aux lèvres toujours rouges et au regard perçant. Elle n'était jamais seule, mais jamais avec le même homme. Elle ignorait comment elle s'appelait mais elle était complètement fascinée par elle, par ses bijoux, par ce sourire séducteur.


underconstruction.
T'inquiètes, ça arrive bientôt.