histoire

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Il fut probablement la plus grande déception de ses parents. Pourtant il n’y avait pas vraiment de quoi. Si l’on exceptait le fait qu’à six ans, Anton n’ait toujours pas proféré le moindre mot, qu’il n’écoutait jamais ses précepteurs au-delà de cinq minutes consécutives, précepteurs qui venaient à la maison parce qu’il avait réussi l’exploit d’être renvoyé ou refusé de toutes les écoles privées à cause de ses résultats scolaires trop bas, si l’on exceptait aussi le fait qu’au lieu de lire ou jouer avec ses frères et sœurs il passait son temps à regarder par la fenêtre, pendant des heures, ou à regarder le feu de la cheminée… A part tout ça, Anton était un garçon somme toute normal. Pas assez pour des parents issus de la moyenne classe autrichienne, fréquentant la bonne société et aspirant à s’élever encore grâce à leurs enfants. Anton était le petit mouton noir de la famille, celui dont on ne savait que faire et que l’on se contentait de montrer cinq minutes aux soirées, histoire de montrer qu’il était toujours en vie, avant de le renvoyer dans sa chambre, qu’il s’y cache, qu’il s’y terre, qu’il s’y fasse oublier… Finalement, la coupe déborda le jour où, suite à une très mauvaise plaisanterie de son frère aîné qui avait voulu lui faire peur, Anton montra son plein potentiel en se battant furieusement avec lui. Bilan des dégâts : un nez cassé et une côte fêlée. Pour le frère, bien sûr. A bout de patience, Herr et Frau Ackermann envoyèrent leur progéniture dans un centre spécialisé, aujourd’hui on dirait un asile de fous, probablement. On l’y diagnostiqua retardé mental. Une terrible humiliation pour les parents… Qui dirent au revoir à leur fils et ne revinrent jamais le chercher.

Anton resta deux ans dans cet institut, un peu à l’écart des autres malades, grâce à la bienveillance d’un des médecins peut-être un peu plus malin que les autres. Il avait onze ans lorsque ce même médecin lui trouva une famille d’accueil un peu en dehors de la ville, les Dreinberg. Un couple un peu âgé, d’environ soixante ans, qui n’avait jamais eu d’enfant et était tout à fait partants pour accueillir chez eux ce drôle de petit garçon. Ce fut chez eux qu’Anton prononça enfin sa première phrase, aussi claire que s’il avait parlé toute sa vie : « avec quoi fabrique-t-on les photographies ? ». Les Dreinberg, compréhensifs et patients, furent de bien meilleurs parents que les originaux, comprenant instinctivement qu’Anton n’était pas idiot : il avait simplement un fonctionnement de pensée très différent du leur, et s’y adapter devint autant un jeu qu’un devoir qui leur tenait à cœur. Jamais Anton ne se sentit plus en paix que chez eux.

Hélas, le bonheur est de courte durée, et un incendie dont Anton réchappa le priva de ses parents adoptifs. Perdu, sans repères, il fut envoyé manu militari dans une autre famille d’accueil. Il avait seize ans. Une famille sèche, incapable de le comprendre, qu’il détesta instantanément. Chez eux, Anton ne prononça pas la moindre syllabe. Moins d’un an plus tard, après avoir économisé pièce par pièce l’argent de poche qu’ils lui donnaient, il fugua et sauta dans le train pour l’Allemagne. Direction Berlin. Nous sommes en 1905, et alors que le jeune homme se lance dans la vie, un art entame ses premiers balbutiements…

Embauché comme garçon à tout faire dans un théâtre, Anton se familiarise avec toutes les ficelles du métier : décors, costumes, accessoires, régie, mise-en-scène, lumières, et sa prodigieuse mémoire lui permet même d’apparaître sur scène de temps à autre pour remplacer un acteur. Anton se sent presque à sa place dans ce monde entièrement fabriqué dont il peut devenir l’artisan. Pourtant, il faudra attendre l’année 1907 pour que le garçon ne découvre son unique et véritable amour, grâce à la projection exceptionnel dans son théâtre du Voyage sur la Lune de Georges Méliès… Un coup de cœur, un coup de foudre, une révélation pratiquement divine. Le cinéma s’inscrit aussitôt dans son projet de vie comme une évidence, les films sont des mondes que lui, grand artisan de l’univers, peut créer de toute pièce, lui que sa propre vie ennuie et dont l’inventivité ne connaît pas de limites. Le cinéma n’en est qu’à ses débuts : si ses capacités créatrices sont sans fin, il comprend alors qu’il a le pouvoir de repousser les limites de ce nouvel art et de l’explorer en pionnier. Ni une ni deux, Anton fait ses bagages et se rend aussitôt en France, sans parler un mot de la langue, pour se présenter à Méliès et lui proposer son aide. Miracle ou coup de chance ? Méliès, gagné par l’enthousiasme et les idées folles de cet étrange autrichien, finit après plusieurs semaines par l’accepter dans ses studios. Pour Anton, c’est une véritable renaissance.

Cadreur, technicien, caméraman, figurant, costumier, Anton occupa à peu près toutes les fonctions possibles sur les tournages de Méliès, s’affirmant très vite comme un élément indispensable de l’équipe. Apprendre le français se fit avec une étonnante rapidité, en moins d’un an il était devenu bilingue malgré un accent qui persistait. Il intriguait par sa solitude farouche, fascinait par son imagination et sa créativité qui rivalisaient avec celles du maître. De 1907 à 1913, ce fut donc chez le père du cinéma qu’il fit ses premières armes. En 1913, Méliès cessa de tourner, et Anton fut récupéré comme réalisateur à part entière par la compagnie Pathé. Mais, ne retrouvant pas l’atmosphère créatrice des tournages de Méliès, Anton se lasse très vite de ce travail et décide d’aller fouiller du côté du Royaume-Uni. Direction, Londres.

Cette fois-ci, c’est en la personne du réalisateur David Wark Griffith qu’il trouve un allié de poids. Convaincu de la valeur des longs-métrages, Griffith est ravi de trouver un soutien en la personne d’Anton, dont le nom allié à celui de Méliès et Pathé commencent à lui valoir une petite renommée. Tous deux se lancent dans la bataille avec les maisons de production pour augmenter la durée des films, et c’est en tournant ses premiers longs métrages qu’Anton connaît ses premiers véritables succès. Ses confrères louent son expressivité, la sensibilité de sa caméra, le soin des détails et la fluidité de la narration. Anton Ackermann devient rapidement le nom incontournable du cinéma britannique. La période de la première guerre mondiale –à laquelle il ne participe heureusement pas- est particulièrement prolifique pour lui comme pour ses camarades, et c’est à cette période-là qu’il tourne le plus de films. Il commence également à s’intéresser à la théorie du cinéma et à écrire des critiques, des articles, à définir des genres, des styles, des concepts. En termes de criticisme, Anton est sans conteste l’un des pionniers en la matière, et ce fait ne fait qu’accroître son aura non plus seulement de réalisateur, mais de véritable cinéaste. Bien malgré lui, il attire l’attention de ses collègues, des journalistes, des novices. En 1920, il accepte même sur son plateau un jeune apprenti très prometteur, un des rares avec qui il ait gardé contact et dont il surveille attentivement le travail : un certain Alfred Hitchcock…

Cette notoriété soudaine le met mal à l’aise et le pousse à ralentir son rythme de production. Finalement, il choisit de s’échapper de cette ambiance étouffante et met les voiles pour les Etats-Unis en 1922. Il y retrouve son camarade Griffith, revenu de son périple européen, et se remet au travail. De même qu’en Angleterre, les nouvelles œuvres d’Anton attirent irrémédiablement l’attention sur lui, de même que son aura de « génie bizarre » s’intensifie à mesure que son caractère asocial, décalé, forge autour de lui un mythe dont il ne s’aperçoit même pas. Trop concentré sur son art, toujours à la recherche de moyens de l’améliorer, Ackermann ne prête aucune attention au reste. Des amis ? Il n’en a pratiquement aucun ou ne sait même pas qu’ils le sont. Les femmes ? Ses liaisons furent aussi rares que brèves. Sans famille, sans attaches, Anton ne tient debout que grâce au cinéma, son unique raison de vivre. Heureusement, le cinéma a encore de beaux jours devant lui…. Avec un peu de chance, Anton Ackermann aussi.

crédit © icon1, icon2, icon3, icon4 & gif